Pulsation 17

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Nouvelle publiée dans L'Encrier Renversé. 

 

-          Un peu plus à droite !

 

L’homme sur l’escabeau s’exécuta. Pierre contempla d’un air satisfait la nouvelle position de sa dernière acquisition sur le mur, les bras croisés, une main entourant son large menton et recouvrant à demi sa bouche.

 

Vraiment bien, pensa-t-il. Il avait expressément demandé à l’artiste de venir lui-même livrer le tableau, après quoi on aurait bavardé autour d’un thé ou d’un whisky, mais ce dernier, peut-être vexé de s’être senti traité comme un vulgaire décorateur d’intérieur, avait envoyé sans prévenir un second couteau. Pierre s’amusa à cette idée. Sans doute avait-il manqué de tact avec ce jeune artiste au succès grandissant, dont la maturité viendrait peut-être adoucir un jour le sang trop vif.

 

-          Parfait ! Vous pouvez l’accrocher là. Exactement là !

-          Ah, vraiment, cette fois, c’est… abstrait ! lança sa femme derrière lui d’un air pensif.

 

Les talons de ses sandales de cuir brun s’enfonçant dans l’épais tapis le recouvrant, elle venait de pénétrer sans bruit dans leur vaste hall d’entrée, dont plusieurs œuvres contemporaines ornaient déjà les murs.

 

-          Enfin, s’il te fait plaisir, après tout… poursuivit-elle.

 

Pierre la regarda sans répondre et s’approcha d’elle pour l’enlacer tandis que l’envoyé de l’auteur s’affairait au mur. Sa main glissa dans un bruit feutré sur l’épaulette du tailleur crème de Bénédicte.

 

-          Je sais, cela peut te paraître étrange, mais j’adore cette oeuvre. Et puis, tu sais comment ça se passe, tu te balades dans une expo d’une salle à l’autre, tu vois de bonnes choses, des moins bonnes, de l’habileté, du joli, et puis d’un coup, tu vois un tableau, qui pour toi et pas forcément pour d’autres, luit d’une lumière toute particulière…

 

-          Je comprends parfaitement le… phénomène décrit, merci… mais flasher pour celui-là, c’est ça que j’ai un peu de mal à saisir, fit-elle dans un sourire. – En plus, tu le fais mettre dans le hall sans me consulter, ajouta-t-elle avec une pointe d’ironie dans la voix… Tous nos invités vont voir ce… cette… Ils vont se demander… quand même…

 

-          On a toujours dit que le hall, c’est moi qui m’en occupait… Et puis regarde ce vert… ces verts ! s’exclama Pierre, laissant sa femme pour tendre ses bras tout près du tableau maintenant posé.

 

Elle fit la moue tandis que le livreur s’écartait vivement en tirant avec lui son escabeau, comme pour ne pas gêner la manifestation d’enthousiasme de l’acheteur. Pierre garda un bras tendu en l’air, tandis qu’il parcourait pour la centième fois son achat du regard. Que ce tableau ne plût pas à sa femme était pour lui source de frustration. Comment en effet ne pouvait-elle au moins l’apprécier ? Le rectangle vertical de deux mètres cinquante sur un mètre, ressemblait un peu à une soierie tendue, à un ornement d’extrême orient d’un raffinement princier. Il présentait la particularité d’être entièrement vert, non pas d’un vert uni, mais, eût-on dit, de toutes les nuances de vert qu’on peut trouver sur la terre et dans le monde connu. L’ayant peint à l’huile, son auteur avait réussi à lui donner une texture étrange, un aspect velouté, presque fluorescent, et selon l’endroit d’où on la contemplait, la toile semblait faite de la soie légère dont on drapait les courtisanes au Japon, flottant au moindre courant d’air, du profond velours dont aimaient à se vêtir les souverains du Moyen Âge, du papier de lin dont on usait – à n’en pas douter avec un plaisir tout sensuel - dans les monastères pour écrire les textes sacrés et réaliser les enluminures, ou encore de la laine chaude, brillante et épaisse des tapis persans. Les différents verts s’entremêlaient comme s’ils avaient été jetés les uns contre les autres au jugé, et cette pagaille chromatique réjouissait l’œil de Pierre au plus au point sans qu’il sût précisément dire pourquoi, mais cela lui importait peu. L’instinct et le plaisir comptaient plus que tout autre chose en matière d’Art. Sa femme souriait de le voir se démener ainsi pour la convaincre. Elle trouvait la croûte sans intérêt.

 

-          Tu n’aimes pas, fit-il en laissant retomber ses bras le long du corps.

 

-          Non, je n’aime pas trop. Mais je n’ai pas le choix, on va le prendre à l’essai… Disons que s’il ne me devient pas absolument insupportable sous un mois, il pourra rester là, dit-elle en venant se blottir contre lui.

 

-          Je savais pouvoir compter sur ta mansuétude, dit-il en lui donnant un baiser.

 

-          Bon, je te laisse à l’Art, j’ai deux ou trois choses à mettre au point pour la soirée de demain.

 

Sa voix changea de timbre alors qu’ayant déjà quitté la pièce, elle terminait sa phrase. Pierre grimaça à l’idée de la soirée en question, qui lui était complètement sortie de l’esprit. Il eût de loin préféré du calme, beaucoup de calme et de silence. Il resta seul avec l’émissaire du peintre.

 

-          Bien je vous remercie fit-il en tendant un billet de cent francs à ce dernier.

 

-          Non merci, refusa-t-il, je suis son cousin, dit l’homme en pointant le tableau du doigt. – pas un livreur professionnel ; j’utilise un bout de son atelier contre quelques services.

 

-          Ah, bien… Vous peignez aussi ?

 

-          Non, je sculpte, répondit l’autre d’une voix forte, ragaillardi de sortir enfin de son rôle terne.

 

-          Très bien, fit Pierre, en cachant mal son empressement à couper court. – Vous direz à votre cousin que son œuvre est dans mon entrée, et que ce sera la première chose que verra tout visiteur !

 

-          Je lui dirai…

 

-          Et qu’il me rappelle avant sa prochaine exposition, tenez, je vous laisse ma carte… juste au cas où il aurait égaré celle que je lui ai déjà donnée…

 

Pierre le reconduisit vers la porte d’entrée de chêne, le salua, et referma aussitôt sur lui. Il se frotta machinalement les mains en se tournant vers sa nouvelle toile. Enfin seul avec elle ! Il se rappela l’étrangeté du titre qui, comme on en a l’habitude avec les peintres, ne semblait avoir absolument aucun rapport avec l’œuvre : « Pulsation 17 ».

 

***

 

Les soirs qui suivirent ramenèrent Pierre au ravissement de l’enfant qui rentre en courant chez lui après l’école, pour retrouver un nouveau jouet. Sitôt la porte d’entrée refermée, il levait les yeux sur sa droite, et la trouvait là, au-dessus de la commode années folles. Il retirait alors ses gants de peau retournée sans quitter son tableau des yeux, et les jetait dans une vasque de marbre blanc à fond plat, où ils rejoignaient pour la nuit quelques autres objets marquant la transition entre le dedans et le dehors. Il posait ensuite ses deux mains à plat sur la commode en observant de près les détails de la facture, du bas jusqu’au plus haut où il pouvait les distinguer. Pierre s’émerveillait qu’on pût donner une telle impression de force, de légèreté, de vivacité et de profondeur, à l’aide de quelques coups de pinceaux, et encore, tous verts !

Et il les voyait les détails ! Ces trois traits parallèles et incurvés qui trahissaient le passage des poils soyeux de la brosse ; ces quelques autres là, un peu plus haut ; plus loin, ce monticule d’un vert plus foncé, à la frontière d’une autre nuance que l’artiste avait dû avoir du mal à définir ; les fondus entre couleurs qui s’avéraient transitions plus sèches qu’il n’y paraissait au premier abord ; et ces légères touches de blanc, absolument invisibles si on ne collait pas ses yeux dessus, tant ces derniers percevaient d’abord l’ensemble, l’exacte sensation que l’artiste avait voulu qu’on éprouve… Du talent, vraiment du talent... Bénédicte n’y comprenait rien. Elle n’avait pas son flair artistique. Elle ne pouvait déceler les sommets que l’artiste avait atteint en parvenant à déclencher émotion et bien-être chez une personne douée de sensibilité - et en cela délivrant un message à celle-ci, en étant aussi éloigné qu’on peut l’être d’un objet figuratif. Transcender, sublimer, voilà deux verbes qui prennent toute leur signification ici, pensa Pierre. Puis il reculait de quelques pas, de quelques autres, se déplaçait légèrement sur sa droite, marchait fermement vers le mur opposé, et à chaque nouvel emplacement, contemplait le tableau vert pendant de longues secondes. Cet exercice lui procurait un plaisir apaisant qu’il dégustait seul avant de rejoindre le salon familial.

 

Un soir que ses affaires l’avaient retenu tard à son bureau, comme c’était souvent le cas, il rentra particulièrement fatigué. Il en avait presque oublié en poussant la porte, l’existence de sa toile favorite. Et ce fut une agréable surprise que de se rappeler tout à coup sa présence rassurante dans le hall. Ayant jeté ses gants dans la vasque, et son manteau sur un prie-dieu tout ce qu’il y a de plus décoratif, il se campa solidement au milieu de la pièce, résolu à ne pas laisser la fatigue atténuer sa découverte quotidienne. Il avait éteint le lustre central et allumé une lampe en pied à l’abat-jour noir et opaque laissant filtrer une lueur intime et douce sur les murs. Pierre fixait son regard sur la partie haute du tableau, celle dont il ne pouvait saisir les détails maintenant que l’œuvre culminait sous le haut plafond. Bras croisés, la tête appuyée sur une main, il arborait un sourire las entrecoupé de bâillements qu’il tentait vainement de réprimer. Il sortit de sa torpeur au milieu de l’un d’entre eux, car à travers les larmes de fatigue qui brouillaient sa vue, il venait de voir le tableau bouger. Ou plutôt, des motifs de la toile s’étaient déplacés ! Clignant des yeux et les frottant vigoureusement pour recouvrer une vue normale, il les leva ensuite, une fois asséchés, sur le tableau, pour constater que tout était normal. J’en fais trop en ce moment, se dit-il, je vais finir par avoir un malaise, et alors à quoi me servira tout cet argent que je gagne ? Il éclata soudain de rire à l’idée qu’il avait réellement cru voir les formes vertes se mouvoir, quand mille aiguilles lui percèrent simultanément l’épiderme au niveau du crâne et de la colonne vertébrale. Plusieurs tâches vertes se déplaçaient presque imperceptiblement sous ses yeux, elles vibraient, ondulaient avec grâce, et dansaient un lent ballet les unes avec les autres. L’ensemble de la toile semblait également briller d’une lumière fluorescente venue des profondeurs de l’œuvre. Pierre restait bouche-bée tout en se rapprochant de cette bizarrerie. Comment cela pouvait-il être ? se demandait-il. Et en même temps, il s’étonnait de ne pas ressentir une surprise extrême, et même, d’éprouver une jubilation inconnue. Comme s’il avait été tout à fait naturel que cette peinture bougeât, et que Pierre eût su dès le début que cela serait.

 

-          Pierre ?

 

Sa femme venait d’ouvrir la porte du salon. Il sursauta et fit volte-face comme un écolier pris la main dans le sac de billes d’un autre élève. Elle le regarda avec indulgence et poursuivit :

 

-          Qu’est ce que tu fais, à moitié dans le noir… Tu viens d’arriver ?

 

-          Oui… enfin… depuis un petit quart d’heure.

 

-          Tu l’aimes vraiment ta salle aux trésors...

 

-          Elle me délasse de mes dures journées.

 

-          Moi aussi, j’aime y passer du temps, mais pas autant que toi… Que dirais tu d’un verre au salon en compagnie de ta femme, pour parachever ta séance de relaxation ?

 

-          Bonne idée, dit-il en souriant. Je crois que cela me fera du bien.

 

Il suivit son épouse dans le salon sans un regard pour le tableau vert, immobile au mur.

 

***

 

Pierre finit par se convaincre qu’il avait rêvé. Et les jours qui suivirent le confortèrent dans cette idée. Très occupé par une affaire qui allait considérablement augmenter sa fortune si elle se concluait, il avait peu de temps à passer dans le hall de son appartement. Et à chaque fois qu’il avait jeté un coup d’œil vers son tableau, celui-ci s’était montré aussi immobile que peut l’être une simple toile blanche recouverte de peinture.

 

Mais au début du week-end, qui pour lui commençait rarement avant samedi vers quatorze ou quinze heures, il se retrouva seul chez lui, un bourbon glace en main, et se dirigea tout naturellement vers le hall.

 

Aucune fenêtre ne donnant sur cette pièce, elle n’était éclairée que par la lumière du jour coulant à flots mesurés par les portes ouvertes du salon et du vestibule. Du mur opposé où il s’adossa, son verre à la main, il pouvait admirer sans peine la toile verte à travers une claire pénombre. Il comptait prendre son temps. Cette pièce lui servait depuis quelques temps de sas de décompression, de lieu de méditation, dans lequel il avait la faculté d’évacuer en quelques dizaines de minutes l’agitation des affaires humaines qu’il menait avec brio douze heures par jour, presque six jours par semaine. Et encore, le dimanche était-il souvent consacré à des déjeuners ou à des parties de golf avec des relations professionnelles d’une sensibilité culturelle qui le désolait souvent. Il fit tinter les deux glaçons dans le verre de cristal, qu’il souleva dans un rai de lumière, pour admirer la beauté des couleurs translucides. En ce début d’après-midi où l’activité d’une semaine venait de cesser brusquement, il se délectait de sa solitude parfaite au milieu de ses œuvres préférées et face à son dernier coup de cœur. L’ambre sombre du bourbon troublé par ses petits mouvements du poignet lui fit penser à quelque breuvage celte, dans une ère ou l’on consacrait certainement du temps à la beauté du monde et des objets qu’on façonnait. L’éclat vif des arêtes de la glace et des biseaux du cristal, le limbe vaporeux dont la lumière enveloppait leurs scintillements, et les tintements irréguliers qu’il provoquait, plongèrent ses sens au milieu du martèlement des haubans sur les mâts au port, puis des premières expéditions polaires d’hommes blonds habitués au froid glacial, sur de longues barques effilées à la voile unique. Dérivant le long d’un fleuve imaginaire, il but un peu de boisson sacrée en éprouvant sur ses lèvres la consistance brûlante d’un iceberg à la masse menaçante. Sur les rives, une jungle touffue venait d’apparaître. Et les vents tourbillonnants mélangeaient les frondaisons de centaines d’espèces végétales. Il ouvrit grand ses yeux pour percevoir les mille nuances de cette forêt mouvante, dont il s’aperçut dans un état second qu’elles frémissaient gentiment sur le tableau face à lui. L’enchantement recommençait. Mais cette fois il s’était uni parfaitement avec les territoires imaginaires traversés par Pierre, et il semblait prendre le relais pour que celui-ci poursuivît sa course. Pierre s’approcha de la commode sous la toile, y déposa son verre, et posa ses mains à plat pour admirer ce prodige. Les dizaines d’amibes, de corps unicellulaires verts qui composaient la toile, bougeaient ! La toile brillait légèrement et illuminait la pièce d’une lueur presque limitée à elle même, comme celle des lucioles. S’approchant plus près, Pierre sentit un souffle léger, une brise, lui caresser le visage et soulever doucement quelques uns de ses cheveux. Un frisson délicieux lui parcourut l’échine. Il découvrit que la lueur du tableau résidait dans son épaisseur diffuse et vibrante, à la fois matière et lumière, fluide et énergie. Il ne put alors s’empêcher d’approcher une main en tremblant de cette consistance étrange. D’un geste vif, il y piqua le bout de son index, comme lorsqu’on veut constater la température d’une eau chaude sans lui laisser le temps de vous brûler. Il s’enfonça imperceptiblement dans le vert sans rencontrer la résistance qu’aurait pu opposer la toile. Mais peut-être n’avait-il pas poussé son geste assez loin. Le tableau vibra toute entier dans un soubresaut qui ressemblait à s’y méprendre à un frisson de plaisir ; de petites ridules s’élargirent autour du point de contact avant de s’évanouir, comme lorsqu’on jette un caillou dans une eau calme ; et là où le doigt s’était posé, une marque d’une couleur différente et indéfinissable, entre vert, jaune et brun, persista quelques secondes en diminuant d’intensité, avant de s’estomper tout à fait. Pierre éclata de rire. Quelle évidence ! Ce tableau était vivant ! Il crut alors entendre très faiblement un son sourd émis par ce dernier et il leva la tête pour contempler cette toile aux mille secrets, tendue verticalement dans toute sa hauteur mystérieuse. Cette langue de verts vivait, bien sûr !

 

Le bruit mat de la serrure lui fit l’effet d’une avalanche l’emportant d’un sommet clair à la vallée bruyante en quelques secondes. Sa femme pénétra dans l’appartement et trouva Pierre devant la commode qui la regardait d’un air étrange, mi-penaud, mi-méfiant.

 

-          Quelle tête tu fais ! En voilà un accueil pour sa femme ! fit-elle en déposant quelques sacs de ses dernières emplettes sur le tapis.

 

Pierre se détendit d’un coup, pour retrouver un peu de son bien-être antérieur. Il sourit à Bénédicte.

 

-          Excuse moi, tu m’as fait peur… je pensais que tu serais absente tout l’après-midi, dit-il, encore tout vibrant.

 

-          Mais c’est que tu me préfèrerais vraiment ailleurs ! répondit-elle en se défaisant de sa fourrure légère d’un noir pourpre.

 

Pierre s’approcha en dodelinant de la tête et enlaça son épouse.

 

-          Tu es bête, dit-il en l’embrassant distraitement.

 

Bénédicte soupira bruyamment. Elle reprit l’un des sacs dans un froissement de papier et sembla hésiter un instant.

 

-          J’ai deux ou trois petites choses à te montrer.

 

-          Quoi ?

 

-          Quelques mignons petits vêtements dont j’ai fait l’acquisition… et… j’aimerais avoir ton avis de connaisseur.

 

Pierre se détendit d’un coup. Et dans son sourire apaisé, perçait un élan de tendresse pour sa femme, si gaie, si jolie, si joueuse.

 

-          D’accord.

 

-          Installe toi au salon, j’arrive mon chéri.

 

Bénédicte ramassa tous les paquets et attendit que son mari eût quitté la pièce pour se ruer vers le dressing. A bientôt, lança Pierre en silence, à l’attention de « Pulsation 17 ».

 

***

 

Il se passa ensuite un temps trop long aux yeux de Pierre, pendant lequel il ne put communier avec l’œuvre couleur jungle, accrochée à l’entrée. Il lui tardait d’éprouver à nouveau ce plaisir nouveau qu’il ne questionnait pas, et auquel il était prêt à se livrer.

 

Il en avait eu un nouvel aperçu d’une manière inattendue, alors qu’il visitait, en tant qu’invité de marque, un musée asiatique qui venait de rouvrir après travaux. Là, il était tombé en arrêt devant une magnifique sculpture antique sur bois, miraculeusement préservée, qui représentait une grande jonque semblant absorber par son ventre bombé une série d’autres jonques plus petites, et sur la proue de laquelle paraissaient glisser d’autres jonques aussi minuscules. L’art abstrait est vieux comme le monde, avait pensé Pierre, car même si la facture en était hautement figurative et admirable de précision et de beauté baroque, l’assemblage improbable de bateaux transfigurait l’œuvre pour lui donner une dimension supplémentaire. L’esprit de Pierre vagabondait quelque part dans des eaux chinoises, deux millénaires plus tôt, quand il avait ressenti le même appel, atténué, que chez lui devant « Pulsation 17 ». Il avait vu les petites jonques s’animer imperceptiblement le long du vaisseau amiral, mais la foule, les amis qui l’entouraient l’avaient empêché de rester plus longtemps en contemplation.

 

De multiples obligations retenaient Pierre hors de chez lui, ou l’attiraient dès la porte de son appartement franchie, vers son salon où l’attendaient des invités, ou sa chambre dans laquelle sa femme voulait profiter plus souvent de l’ardeur accrue dont il avait fait preuve ces derniers temps. Chaque fois qu’il avait voulu s’attarder seul dans l’entrée, on avait sonné, ou Bénédicte était venue le chercher en demandant ce qu’il faisait encore dans l’obscurité, devant cette toile pas si extraordinaire que ça - quand même, il devait se rendre à l’évidence -, ou un invité avait surgi du salon pour venir lui asséner quelque platitude au sujet de l’art contemporain. Cependant, les rares secondes, ou minutes, qu’il réussissait à passer devant cette dernière, étaient des moments heureux et sensuels, comparables à ceux où l’on échange un bonjour avec un vieil ami qu’on est temporairement empêché de voir, mais dont on sait qu’avec un peu de patience, on le retrouvera très bientôt pour une fête à tout casser.

 

Le jour de cette fête arriva enfin, une nouvelle fois un samedi, en fin de matinée. Pierre se savait seul pour quelques heures et il savoura ce moment en faisant durer le plaisir de l’attente. Au lieu de rester dès son arrivée dans le hall, il l’avait traversé en vitesse pour aller retirer son costume dans le dressing, et enfiler un polo frais et un confortable pantalon d’équitation extensible dont il avait détourné l’usage. Puis, il s’était servi un bourbon glace au salon, et avait commencé à le déguster là pendant quelques minutes, debout devant l’une des hautes fenêtres ensoleillées, avant de se diriger vers l’entrée en fredonnant un air de jazz, un sourire à la fois grave et léger aux lèvres. Il soignait les préliminaires de sa rencontre avec l’œuvre comme s’il se fût agi de retrouver une jeune fiancée aux pommettes rosies par l’amour. Il n’attendait rien de particulier en s’installant contre le mur opposé au tableau vert. La contemplation de celui-ci, sa propre sensibilité, sa propre imagination, et le souvenir du merveilleux moment passé là quelques jours auparavant, suffisaient à lui donner un plaisir rare. Il fit sonner l’unique cube de glace dans son verre et but une large gorgée qui réchauffa brusquement son gosier, et il pensa à l’air qu’on respire dans certains pays, si brûlant qu’on tente de le refroidir à travers ses mains en coquille devant la bouche, et qu’on reste immobile pour ne pas l’agiter autour de soi, et éviter d’éprouver la désagréable sensation de se mouvoir dans un four… Pierre vit à nouveau une jungle sauvage, à partir d’une savane jaunie par le soleil, une bouffée d’air chaud et poussiéreux lui brûlant les poumons. Camouflés dans les herbes de même couleur, des fauves dormaient en battant leur corps de leur queue souple et longue pour chasser la vermine. La plaine était écrasée par un soleil mangeant la moitié du ciel dont on ne percevait le bleu qu’à l’horizon, seule portion céleste dont l’œil pouvait soutenir la luminosité. Plus loin, d’abruptes collines annonçant quelques montagnes isolées donnaient le cap au voyageur. Pierre sut qu’il devrait gravir ces buttes sous la chaleur, sans fléchir, en résistant à la faim et à la soif, en résistant à la fatigue, à l’envie de faire demi-tour pour retrouver l’abri de la forêt. On imaginait la fraîcheur sous ses épaisses frondaisons. Pierre était maintenant tout près du tableau, et avait presque posé un genou sur la commode pour pouvoir être le plus près possible. Un souffle frais lui coula sur le front. Tels mille plantes enlacées, les verts dansaient les uns avec les autres. La toile avait retrouvé l’épaisseur lumineuse que Pierre avait déjà touché du doigt, et immédiatement il y enfonça son index, sans le retirer tout de suite cette fois. Un point plus brun se dessina avant de disparaître. Il approcha à nouveau son index et l’observa avec minutie alors qu’il s’enfonçait dans le halo vert, comme on trempe son doigt dans l’eau. Il esquissa un gribouillis de traits qui laissa de petites traînées éphémères sur le vert. Puis il traça un cercle tout doucement, mais il ne put le terminer, le début du tracé ayant disparu avant qu’il eût refermé la figure géométrique. Il se recula un instant pour observer le cercle finissant de s’évaporer. Tu aimes jouer, pensa-t-il en s’adressant à la toile, qui semblait vibrer de contentement. Pierre souriait. Il ne faisait pas de doute qu’elle jouait avec lui. Il allait reprendre ses dessins quand de bas en haut, la toile sembla s’ébranler, et de cette même couleur brun-jaune, des noms commencèrent à apparaître sur le vert, à s’effacer, à y défiler dans un désordre incroyable. Les yeux de Pierre s’agrandirent et il se mit à rire comme un gamin qui vient de mettre en marche un jouet après avoir peiné des heures pour comprendre le mode d’emploi. Il y avait là des noms de peintres et de musiciens célèbres, des noms d’artistes dont Pierre n’avait pas un souvenir conscient, mais dont il savait, comme muni d’un sixième sens, qu’il s’agissait bien d’artistes, puis il y eut des noms tout à fait inconnus parmi lesquels il chercha vainement le sien, enfin apparurent Crecy, Thèbes, Ludendorff, Salamine, Artois, Héra, le Krach, Persépolis, Platon, Roncevaux, Scot Guard, Hector, Montjoie, Burdigala, la Reine de Saba, Hallstatt, Alep, Fons d’Ivona, etc., et il suffoqua presque en reconnaissant pêle-mêle, des noms historiques et légendaires qui l’avaient fascinés lorsqu’il se passionnait pour l’Histoire et l’Antiquité étant enfant. Les images qu’il avait forgées alors, défilèrent dans son esprit, et il baigna avec délice dans l’exaltation qu’il avait connue bien des années plus tôt, lorsqu’il parcourait un livre ou voyait un film sur l’un de ces sujets, dévorait ses manuels scolaires dès les premières semaines de classe, ou visitait un site archéologique qu’il faisait entièrement revivre pour lui-même, en cinémascope mental. Il se rappela sa soif d’apprendre de l’époque, sa soif de découvertes, de mystères à élucider, et comment il rejouait Ulysse, Little Big Horn, ou Alésia avec ses camarades, ou avec des figurines de cire que son père fabriquait pour lui à chaque fois qu’il avait une bonne note. Il se souvint qu’adolescent, il avait pensé à des études d’archéologie, ou d’art plastique car il adorait dessiner et créer de ses mains. Mais on s’était empressé de le dissuader, et tout cela avait été balayé et remisé par le sérieux du monde et de ses affaires qui exigent toute votre attention.

Subjugué par le miracle dont il était non seulement le témoin, mais auquel il participait activement, Pierre s’était immobilisé face à cette procession de noms prestigieux. Bientôt il vit les derniers défiler plus lentement puis disparaître complètement. Sa complice tenture était plus belle que jamais, parée d’une soie vert-jaune, parcourue du haut vers le bas, d’ondes soufflées par vent arrière. Il voulut poursuivre le jeu et tenta d’écrire comme il avait plus tôt essayé de tracer un cercle. « Bravo », écrivit-il, mais trop lentement, de sorte que lorsqu’il termina le « o », il ne subsistait plus que « ravo » sur la toile. C’est ravi que je suis, dit-il, r-a-v-i, et il se mit à rire à nouveau, si fort que les larmes lui vinrent aux yeux ; il n’avait pas ri ainsi depuis un bon moment. Il eut alors l’idée d’aller plus loin dans le jeu avec son ami en essayant de le prendre de vitesse. Il allait écrire la phrase la plus longue possible, ayant une persistance suffisante pour qu’il puisse la voir toute entière après son écriture : « mignonne, allons voir », tenta-t-il d’abord ; et « c’est là que Jésus fit la première action grave ; » mais il se révéla trop lent pour pouvoir l’achever complètement, sauf en trichant, lorsqu’il remplaça à la manière des médecins, Jésus et première par J et p suivis d’un trait horizontal ; puis il n’eut aucun problème avec « jusqu’où irons nous ». Il se redressa en contemplant sa phrase jusqu’à ce que la dernière lettre eût disparu. Puis il resta ainsi, debout - il n’aurait su dire pendant combien de temps – à sourire à cet ami en parfaite syntonie avec ses rêves.

Bien qu’il ne fût pas maintenant tout contre la toile, le doux courant d’air parvint jusqu’à lui et lui effleura les mains et le cou, s’enroula autour de lui, en même temps que le halo s’épaississait, scintillait d’un feu nouveau, et que les protozoaires verts s’en donnaient à cœur joie. Quelque chose l’appelait. Une volonté, une énergie pure émanant du tableau, et qui lui disait de venir en elle. Il crut entendre un grondement sourd et fut simultanément pris de l’envie irrésistible d’aller se baigner dans ce lac délicieux. Plaçant ses paumes à plat sur la peau de son ami, il déclencha une animation sans précédent parmi les légions de vert qui échangeaient leur place, se heurtaient gentiment, et se poursuivaient dans une folle sarabande. Pierre avança encore et vit ses mains disparaître dans le fluide au contact enveloppant, doux, et pourtant presque inexistant. Il imagina de la vapeur de lait. Oui, peut-être un lait non pas liquide, mais aérien, aurait-il cette consistance. Il fut certain cette fois d’avoir entendu un son. Tiens, encore. Et là, encore ! Un son sourd émanant des profondeurs du vert. Eh, bien sûr qu’il en provenait ! Puisqu’il l’entendait mieux maintenant qu’il était tout près !

Ses mains disparurent tout à fait et il voulut mieux entendre, voir derrière ce vert. Il monta sur la commode et, s’y tenant à genou, plaça le côté de son visage dans le halo, qui enveloppa bientôt complètement son oreille. Là, Pierre entendit distinctement le bruit qu’il avait seulement perçu, et il l’identifia sans peine, mais non sans une divine surprise : avec une lente régularité, un cœur battait ! Un cœur énorme ! Si puissant qu’il ne pouvait s’agir du seul cœur de son ami vert. Il se situait plus loin, derrière la couche opaque créée avec génie par un jeune peintre, et sa musique venait à Pierre par les arches triomphales de l’Art, par les sublimes portes que constituent les œuvres humaines les plus inspirées, par les passages secrets que seul celui qui cherche obstinément découvre. Le cœur du Cosmos ! Le cœur du Grand Tout, qui projette dans vos artères et votre âme, le souffle divin, la compassion, le bien-être, l’Amour ! Le cœur de l’Univers tout entier pulsait là, à travers cette œuvre. Le cœur de la Vie, l’immense Vie dont nous sommes part, et dont nos affaires terrestres nous donnent l’illusion d’être séparé.

Une onde de bonheur, une onde verte, et soyeuse, veloutée, et laiteuse, chaude, douce, traversa le corps de Pierre. Il n’avait jamais éprouvé une telle sensation de liberté. Il avança un peu plus son buste dans la toile. Il allait voir l’Univers et l’embrasser tout entier ! Il lui suffisait pour cela de tourner la tête, là, juste un peu, d’enfoncer un peu plus son visage, que ses yeux voient l’envers du vert !… Qu’ils voient et comprennent d’un coup tout ce qu’il y a à comprendre !…et la caresse divine l’envelopperait tout à fait.

 

***

 

Ce soir-là, Bénédicte ne trouva pas son mari en rentrant dans leur appartement. Plusieurs œuvres et objets avaient disparu, dont ce curieux tableau vert qui plaisait tant à son mari. Dans leur chambre, elle trouva un message sur le lit : « Tout va bien , ne t’inquiète pas. Je pars pour quelque temps. Je t’embrasse, Pierre. »

 

***

 

Pierre émit un juron après avoir défait plus qu’il ne le souhaitait avec son chiffon. Il avait voulu estomper les contours d’un visage de femme, et avait brouillé une grosse mèche de cheveux qu’il estimait achevée.

 

Il louait une grande mansarde à verrière sous les toits du centre-ville, et il la rejoignait dès qu’il en avait fini avec sa journée. Pas de téléphone, et il n’avait laissé ses nouvelles coordonnées à personne. Pierre, un samedi, n’avait plus voulu penser qu’à la peinture, séance tenante.

 

Il avait emmené avec lui « Pulsation 17 » et quelques autres œuvres, parmi ses préférées.

Depuis cinq mois qu’il rejoignait sa mansarde chaque soir et chaque fin de semaine, il avait peint une trentaine de tableaux. Il avait commencé par l’équivalent rouge de « Pulsation ». Mais ça n’avait pas été concluant. Aucun relief saisissant, aucun phénomène lumineux, n’habitaient ces rouges carmin, vif, rosé, vermillon, qui paraissaient aplatis sur la toile en comparaison des verts généreux du modèle. Au diable l’imitation, s’était dit Pierre, et il avait entamé une série de paysages. Une banquise diffuse, de laquelle s’approche un mince navire à la voile unique, lui avait donné énormément de fil à retordre. Il n’avait pu rendre aussi progressive qu’il le souhaitait, la transition entre le bleu sombre comme un gouffre de l’océan et la glace d’un blanc vif. Et le bateau, dont il n’avait pas voulu qu’on pût dire avec certitude qu’il s’agissait d’un drakkar, avait fini par ne plus ressembler à rien, ou tout juste à une brindille insignifiante, au rôle indéterminé. Des cimes d’arbres aux riches floraisons lui avaient permis de se frotter à des techniques qu’il pensait proches de celles de « Pulsation ». Des fleuves lents et puissants traversant de vastes plaines lui avaient donné confiance dans son talent figuratif. Mais jamais, lorsqu’il observait avec satisfaction un tableau terminé, il n’avait ressenti l’émotion que lui avait procuré son œuvre fétiche, et dans une moindre mesure, les jonques de bois du musée asiatique. Puis il s’était cassé les dents sur quelques portraits abstraits, qu’il avait fini par déchirer rageusement. Lorsque la frustration le gagnait, il se tournait vers son tableau vert pour une longue méditation à deux, un bain dans le vaste univers auquel désormais, il se savait uni. Il en sortait souvent revigoré, traversé par un souffle sans cesse renouvelé, une énergie débordante qui le faisait se remettre à l’ouvrage avec plus d’acharnement encore. Paysages à nouveau, portraits, figuratifs cette fois, sauf pour les couleurs, puis des instruments de musique…

Un soir, son enthousiasme l’avait amené à terminer un grand tableau horizontal bien après minuit. Il s’agissait d’une grève. Et cette fois, surmontant les difficultés rencontrées avec la banquise, il avait réussi à confondre mer, terre et ciel, dans des couleur entremêlées similaires, tout en les laissant deviner chacun séparément. Une épave sombre recouverte par l’écume, sur la gauche du tableau, marquait le départ de la longue langue de sable gris-beige, qui se perdait entre ciel et océan. Et là après la dernière touche, dans le silence nocturne des toits, sous les pâles étoiles posées sur la verrière, tremblant et n’osant respirer, le sang affluant par lourdes saccades à ses tempes, Pierre s’était approché de son œuvre lentement, jusqu’à la frôler. Et son visage un peu amaigri avait soudain reflété une lumineuse plénitude. Car quelques mèches de cheveux s’agitaient sur son front, comme sous l’effet d’un léger courant d’air ou d’une page de livre qu’on tourne devant soi. Et faiblement, très faiblement mais distinctement, il entendait à travers sa toile juste achevée, un battement sourd, profond, et d’une majesté familière.

Publié dans nouvelles

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I
<br /> j'aime les littératures comme ceci. tel est mon blog haisoratriravo.over-blog.fr où je recueillit des nouvelles.<br /> <br /> <br />
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